Illustration:(A. D. Allier, fonds Séruzier, FRAD003_19_Fi_695_10075)
© A. D. Allier

LA FIN DU REGIME DE VICHY

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au matin il fut établi, tant du côté français que par les «patrouilles » que j’avais envoyées, que les troupes allemandes avaient fait sauter tous les ponts de Lyon au cours de leur retraite dans la vallée du Rhône, mais que quelques jours suffiraient aux pionniers américains pour réparer au moins l’un d’entre eux, je fixai au 7 septembre la date de notre départ pour la Suisse. Les camions nécessaires au transport des bagages et du matériel de bureau étaient arrivés de Berne. Tout le matériel qui pouvait être utilisé plus tard par notre légation à Paris fut rassemblé dans l’immeuble de notre légation, à la villa « Ica ». Pour en assurer la garde et pour achever les missions qui nous avaient été confiées, je désignai deux de mes collaborateurs qui devaient rester provisoirement à Vichy et que je recommandai tout spécialement au représentant du ministère des Affaires étrangères.

Le 5 septembre, j’eus encore le plaisir de recevoir à déjeuner à la table suisse le commissaire du gouvernement provisoire, alors en fonction à Clermont-Ferrand, que j’avais appris à connaître et à apprécier lors de ma visite au quartier général du maquis. Comme l’avait déjà fait par écrit le ministère des Affaires étrangères, il s’excusa beaucoup des empiétements inadmissibles d’éléments irresponsables, empiétements qu’il regrettait sincèrement. La description détaillée qu’il me fit de la situation me donna une idée impressionnante des difficultés innombrables et considérables qu’il avait, ainsi que tous les représentants de l’ordre nouveau, à surmonter. Je conserverai le meilleur souvenir de ce jeune médecin parisien, énergique et intelligent, qui, pendant des années, a souffert, lutté, enduré la faim pour la libération de la France et qui sut avec énergie et habileté faire face à une tâche toute nouvelle pour lui.

Je croyais que le moment de la liquidation et des visites d’adieu était enfin arrivé mais cette impression devait être encore une fois démentie par les faits. On savait que des troupes allemandes considérables se trouvaient toujours sur la ligne Saint-Pourçain – Moulins – Digoin – Mâcon, et que les F.F.I. avaient l’intention d’attaquer avec des forces regroupées la garnison allemande à Moulins dans la nuit du 5 au 6 septembre. J’eus la surprise le 5 septembre, à 17 heures, de recevoir la visite de plusieurs officiers français et d’un officier canadien qui me confirmèrent ce projet. Il ajoutèrent qu’il était possible que ces troupes allemandes de Moulins consentissent à se rendre, La seule difficulté consistait dans le fait que du côté allemand, on ne reconnaissait pas les F.F.I. comme troupes régulières et qu’en conséquence on ne voulait pas capituler entre leurs mains. On me fit entendre que je pourrais encore intervenir dans ce cas pour éviter une effusion de sang inutile, et on se déclara prêt à me faire donner par des officiers réguliers de l’armée française et des troupes anglo-canadiennes, à l’adresse du commandement allemand, toute garantie que les prisonniers de guerre allemands seraient traités conformément à la Convention de Genève. Une fois de plus, je crus devoir donner suite à cette demande et, une demi-heure plus tard, trois automobiles filaient à toute allure à travers les villages et les bourgs au nord de Vichy en direction de Moulins. La première voiture portait le drapeau français avec la croix de Lorraine, la deuxième le pavillon de guerre anglais et la troisième le drapeau suisse.
A Bessay, à quatorze kilomètres au sud de Moulins, eut une courte halte; tout le village grouillait de troupes françaises. Le spectacle était vraiment extraordinaire : partout des uniformes, des équipements, des armes de toutes espèces. A côté de détachements appartenant à l’ancienne armée régulière, en uniformes impeccables et parfaitement armés, on pouvait voir les éléments les plus hétéroclites appartenant à des organisations F.F.I. et F.T.P., dont la marque distinctive ne consistait parfois qu’en un brassard, et 1’arme en un vieux fusil de chasse. On y trouvait aussi des femmes armées et des Africains de couleur. Quelques groupes d’hommes accompagnés de femmes rappelaient presque exactement certaines images de la Terreur sous la Révolution française.
Après quelques minutes, nous poursuivîmes notre chemin jusqu’au dernier avant-poste des F.F.I. sur la route en direction de Moulins. Là les deux premières voitures restèrent en arrière. Je hissai sur la mienne, à côté du drapeau suisse, un grand fanion blanc, et m’engageai dans le no man’s land, accompagné des vœux les plus ardents des officiers et des troupes françaises. Partout des
maisons bombardées et la route souvent démolie dénotaient des combats récents. Peu à peu, à allure prudente, notre voiture s’approcha de Moulins. Mais ce ne fut que dans un quartier extérieur de la ville que nous nous trouvâmes tout à coup en présence du premier barrage allemand et que nous vîmes, comme d’habitude, de nombreux fusils et pistolets automatiques braqués sur nous. Après la dangereuse expérience de Riom, je fis arrêter ma voiture à une certaine distance, pris le fanion blanc à la main et me dirigeai lentement vers Ie poste allemand. Je demandai, en allemand, à parler à un officier. Aucune réponse. Je répétai mon désir : même résultat totalement négatif. Je demandai alors en riant si des soldats allemands ne comprenaient plus l’allemand. Les gens haussèrent les épaules, et I’un d’eux me dit quelque chose comme « Russki ». Je n’avais certes pas envisagé une telle éventualité : il s’agissait vraisemblablement de membres de l’armée Vlassof. Un moment déconcerté, je regardai autour de moi et vis à quelque distance, derrière l’obstacle qui obstruait la route, un autre groupe d’uniformes allemands. Je leur criai à haute voix : « Veuillez m’envoyer quelqu’un qui comprenne l’allemand.» Un sous-officier s’approcha alors avec très grande méfiance. Il parlait correctement allemand : je pus lui faire comprendre qui j’étais et que, chargé d’une mission importante, je devais parler au commandant allemand à Moulins. Il téléphona aussitôt au poste de commandement et reçut l’autorisation de me conduire, sous forte escorte, à l’intérieur de la ville. Quatre soldats allemands en armes prirent place sur les marche-pieds et sur les ailes de ma voiture, et nous avançâmes ainsi lentement, après avoir franchi le barrage, à travers les rues absolument désertes de la ville. De nouveau, comme à Riom, j’avais l’air d’un grand criminel conduit au poteau d’exécution.Tous les magasins, toutes les devantures étaient fermés. Partout s’étalaient de grandes affiches annonçant que la ville de Moulins serait incendiée à la première agression contre les troupes allemandes. Nous arrivâmes sur une grande place où se trouvait le commandant allemand avec quelques officiers. Je me présentai et lui demandai un entretien dans un local fermé. Avec lenteur et mauvaise grâce, le commandant me conduisit dans la salle à manger malpropre d’un petit hôtel. Il était seul; j’étais accompagné de mon attaché Dupont. Il avait le grade de lieutenant-colonel et portait un uniforme allemand, mais, répondant à ma question, il avoua sans détour qu’il était, lui aussi, Russe. Bien que mon espoir de pouvoir lui faire comprendre la mission de la Suisse en général et la mienne en particulier fût ainsi réduit au minimum, j’essayai cependant d’y parvenir. II m’écouta en silence et me demanda mes papiers. Je lui présentai mon passeport diplomatique qu’il examina avec la plus grande attention de la première
la dernière ligne et qui contenait de nombreux visas allemands pour mes voyages en Suisse et à Paris.

Après un long et déplaisant silence, il le passeport devant lui et me dit sur un ton glacé :
« Ou bien vous êtes vraiment le ministre de Suisse, et vous vous mêlez alors de choses qui ne vous regardent pas, ce qui est éminemment singulier. Ou bien, ce qui est plus vraisemblable, vous êtes tout simplement un espion dont le procès ne traînera pas ! » Et d’un regard qui en disait long, il montra le mur sinistre de la cour. La situation était devenue vraiment pénible et désagréable. Mais je n’étais pas sans expérience et conservai mon calme. J’exprimai mon étonnement de cet accueil si peu aimable. Je lui déclarai que ce n’était pas aujourd’hui la première fois que j’offrais ainsi à de hautes personnalités militaires allemandes les bons offices de la Suisse. Chaque fois, j’en avais été vivement remercié. Je citai les noms et les postes de commandement de tous les officiers allemands auxquels j’avais eu à faire à Vichy, Clermont-Ferrand et ailleurs. Heureusement j’avais encore sur moi la recommandation qui m’avait été établie le 22 août par le général allemand à Clermont-Ferrand., Je parvins ainsi finalement à le convaincre que je n’étais pas un espion.

Lorsque je pus ensuite faire valoir que la protection des intérêts allemands et des grands blessés allemands à Vichy m’avait été confiée, que la Suisse représentait les intérêts allemands en Amérique et en Angleterre et que la Croix-Rouge internationale y avait fait un travail immense en faveur des grands blessés et des prisonniers allemands, l’atmosphère s’améliora quelque peu. Finalement l’homme m’expliqua qu’il n’était pas autorisé à capituler, qu’il avait ordre de se défendre jusqu’au dernier homme et qu’il obéirait à cet ordre. Je lui répondis que, comme soldat, je comprenais cette conduite, et que je considérais donc ma mission comme terminée. Mais l’officier allemand devait cependant se dire que je n’avais certainement pas entrepris par hasard cet extraordinaire voyage. C’est ainsi qu’il fit observer en passant, qu’il avait d’autant moins de raison de capituler qu’il disposait d’une troupe forte et bien équipée sur laquelle quelques bandits des F.F.I. n’auraient aucune prise. Je haussai les épaules et lui déclarai que j’avais déjà les chefs des troupes allemandes isolées étaient mal orientés sur ce qui se passait autour d’eux et qu’il pouvait, lui aussi, se tromper de façon dangereuse. Comme représentant d’un pays neutre, je n’aurais en tout cas jamais fait ce voyage s’il ne s’était pas sérieusement agi, à mon avis, d’éviter une grave effusion de sang. Bien qu’aucune réponse ne suivît, mes propos avaient visiblement produit impression et devaient porter leurs fruits, Sur un ton tout à fait correct, presque aimable, nous nous séparâmes. Nous revînmes jusqu’au barrage sous la même escorte militaire. Le sous-officier qui était debout à côté de moi sur le marchepied, me demanda si j’avais apporté quelque bonne nouvelle. Je me bornai à lui dire : « Il arrive qu’on offre une cigarette à quelqu’un et que ce quelqu’un la refuse, »

-« Je comprends! Comme c’est dommage!» me répondit-il avec un regard qui en disait long.
Après avoir retraversé à grande vitesse le no man’s land, nous trouvâmes à Bessay, avec son état-major, le général Bertrand qui arrivait presque directement d’Afrique par la voie des airs. Le com-missaire de la République et plusieurs officier des F.F.I. dont j’avais fait connaissance avant la libération à leurs postes clandestins de commandement, étaient présents et me serrèrent joyeusement
la main. Ce ne fut pas sans peine que nous pûmes traverser la place du village complètement embouteillée par une foule en uniformes et en civil. Dans un cabaret, je fis savoir en quelques mots au général et à ses collaborateurs les plus proches que ma mission était restée sans succès, la capitulation ayant été refusée. Après quelques mots de vifs remerciements, ces messieurs commencèrent aussitôt à discuter, en ma présence, le plan d’attaque contre Moulins. Je demandai l’autorisation de me retirer. «Restez donc, vous avez toute notre confiance », me dit-on très aimablement. Je répliquai en riant que la chose était tout à fait inconciliable avec la neutralité suisse et que je n’avais rien à faire ici. Après une prise de congé cordiale, je remontai dans ma voiture. A l’un des officiers qui me reconduisaient, je donnai à mi-voix le conseil d’attendre jusqu’au lendemain matin pour attaquer Moulins et m’apprêtai à démarrer. A ce moment-là, une jeune femme se précipita sur ma voiture et demanda, montrant du doigt le drapeau suisse, si j’étais de Suisse. Comme je lui répondais affirmativement, ajoutant que j’étais même Bernois, elle voulut presque m’embrasser, car elle était née à Oberhofen, sur le lac de Thoune, et n’avait pas revu la Suisse depuis dix ans. Finalement nous réussîmes à percer la foule, dont les cris enthousiastes de « Vive la Suisse » nous accompagnèrent longtemps encore.

Le jour suivant, on m’annonça que la garnison allemande de Moulins avait évacué la ville dès la veille à 23 heures, et que les F.F.I. en avaient pris possession sans tirer un coup de fusil.
Le dernier jour de ma présence en France …
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Libération de Moulins
Moulins, matin du 6 septembre 1944: les troupes du groupement Roussel stationnent au croisement de la route de Lyon et de l’actuelle rue de Narvick, attendant l’autorisation de pénétrer dans la ville.